vendredi 24 mai 2019

Vin et cancer - Interview du cancérologue David Khayat pour la Revue des vins de France

Professeur David Khayat, l’un des plus éminents cancérologues français dénonce le procès fait au vin. Santé !

Propos recueillis par Thomas Bravo-Maza, pour la Revue des Vins de France de mai 2010.
La revue des vins de France : Des études internationales révèlent qu’une consommation modérée de vin est bénéfique pour la santé. Mais en France, l’Institut national de cancer (INCa) soutient que le vin est cancérigène dès le premier verre. Alors qui croire ?
D. K. : Il faut être très clair. En France, les conclusions de l’INCa s’appuient sur les études du World Cancer Research Found (VCRF). A mon tour, j’ai personnellement repris les études internationales du WCRF. Ses vingt et un experts mondiaux réunis aux Etats-Unis ont conclu que sur les vingt-quatre études menées sur les risques de cancers des consommateurs de vin, dix n’étaient pas recevables. Sur les quatorze études jugées valables, neuf concluaient que les buveurs excessifs risquent davantage de développer un cancer de la bouche que les buveurs modérés, cinq affirmaient l’inverse. Au final, la somme de ces études prouve que lorsqu’on est buveur excessif, on a un risque  relatif multiplié par 1,02 de développer un cancer de la bouche par rapport à un buveur modéré.
La RVF : Si je comprends bien, les buveurs excessifs n’ont que 2 % de risques supplémentaires de développer un cancer de la bouche par rapport aux buveurs modérés ?
D. K. : Absolument. Je remarque aussi qu’aucune étude n’a encore comparé les risques relatifs entre un buveur modéré et un non buveur. C’est cette recherche-là qu’il aurait fallu mener.
La RVF : 2 %, c’est relativement peu. Ce chiffre tient-il compte des marges d’erreur possibles ?
D.K. : Non, et c’est bien le problème ! Dans un pareil cas, l’écart est marginal. Il faut être prudent avant de tirer des conclusions. En outre, fin 2006, une découverte médicale majeure a été faite – confirmée depuis par dix autres études. Elle montre qu’une large part des cancers de la bouche est en réalité due à un papillomavirus, l’HPV. Or, avant 2006, aucune étude ne pouvait avoir tenu compte de l’impact décisif de l’HPV. En conséquence, il convient de mettre à la poubelle toutes les études anciennes et d’en mener de nouvelles…
La RVF : Vous évoquez la relation du vin et du cancer de la bouche. Et les autres cancers (foie, sein, côlon…) ?
D. K. : La situation est à peu près la même pour les cancers du côlon, du sein ou même du foie, où seul l’excès d’alcool – au-delà de 30 grammes d’éthanol par jour – entraînerait une augmentation par ailleurs faible (1 à 6 % du risque). Soit une limite de deux verres par jour pour les femmes, et trois pour les hommes.
La RVF : mais en France, l’INCa continue pourtant de dénoncer les dangers du vin sur la foi d’un rapport du World Cancer Research Found de 2007. Pourquoi ?
D. K. : Cette position de l’INCa s’appuie sur une monstrueuse erreur de traduction aux conséquences très lourdes. Page 162 du rapport (la RVF a pu s’en procurer une copie), concernant le lien entre cancers de la bouche et alcool, les experts concluent par la phrase « No threshold was identified », que l’on doit traduire en français par « aucun seuil n’a été identifié ». Or, l’INCa l’a traduite par « il n’y a pas de seuil ». Et s’il n’y a pas de seuil, le vin est effectivement cancérigène dès le premier verre. Mais ce n’est pas ce que disent les conclusions des experts du WCRF.
La RVF : L’affaire, dites-vous ne s’arrête pas là…
D. K. : Non, car le Haut-Conseil de la santé publique (HCSP) a examiné, à la demande de la ministre et de la Direction générale de la santé, s’il y avait lieu de modifier les recommandations sanitaires actuelles en matière de consommation d’alcool. Il est très intéressant de remarquer que le HCSP a publié un communiqué officiel le 1er juillet 2009 pour annoncer que l’Institut national du cancer s’était trompé. Que dit en outre, cet avis officiel ? Qu’il convient de conserver le principe actuel de recommandations fondées sur des repères de consommation. En clair, que l’on peut consommer du vin modérément sans risque pour sa santé, dans le droit fil des recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui, en 1980, préconisait de ne pas boire plus de trois verres de vin par jour pour un homme et deux verres pour une femme. Je remarque aussi que tabac et alcool sont trop fréquemment mis dans le même panier. Or, contrairement au tabac qui est cancérigène, ce n’est pas le vin qui est cancérigène, mais l’excès de sa consommation.
La RVF : Le rapport incriminé, « Alcool et risque de cancer », et la brochure « Nutrition et prévention des cancers » sont pourtant encore consultables sur le site internet de l’INCa. N’est-ce pas anormal ?
D. K. : Oui, je trouve cela choquant. Il faut arrêter de dire et de lire que le vin est cancérigène dès le premier verre, c’est complètement faux.
La RVF : Que sait-on exactement des bénéfices du vin sur la santé ? L’étude « Canceralcool » établit un distinguo très net entre vin et alcools forts, et prête à la consommation modérée de vin des effets bénéfiques sur la santé.
D. K. : Je n’ai pas eu connaissance de cette étude, mais je peux dire que toutes les études mondiales ont toujours montré, depuis les travaux de Serge Renaud en 1992, que la consommation modérée de vin est bénéfique pour la santé. Même si, il faut bien le reconnaître, nous ne savons pas encore parfaitement pourquoi car le vin est un produit très complexe. Ce que l’on sait de manière irréfutable, en revanche, c’est que le resveratrol contenu dans la peau du raisin est très protecteur pour notre organisme. C’est un anti-oxydant qui ralentit la dégradation des parois vasculaires due à l’excès de cholestérol, un protecteur cardiovasculaire. Cet élément a son importance  lorsque l’on sait que 33 % de la mortalité en France est imputable aux maladies cardiovasculaires.
La RVF : Votre dernier ouvrage, le Vrai Régime anti-cancer, traite également des rapports entre la nutrition en général et les cancers. Pour rester en bonne santé, que faut-il manger ?
D. K. : Il faut comprendre qu’une bonne partie de nos cancers est liée à la façon dont nous nous alimentons. C’est le fond de ce livre co-écrit avec la nutritionniste Nathalie Hutter-Lardeau*. Pour aller vite, je dirais que l’excès de poids est mauvais, car les cellules graisseuses, les adipocytes, fonctionnent comme de véritables pompes à hormones qui stimulent la croissance des cellules cancéreuses. Il faut donc tâcher de garder un indice de masse corporelle correct (c’est le poids en kg divisé par le carré du tour de taille exprimé en mètre, ndlr), autour de 25. Faut-il ne pas manger de viande ni de charcuterie ? Une chose est sûre, certaines études dont on parle beaucoup en France et qui pointent le lien entre consommation de viande, charcuterie et cancer sont américaines et ne sont pas transférables de la même façon dans notre pays.
La RVF : Et pourquoi donc ?
D. K. : Pour une raison simple : l’alimentation n’est pas la même dans nos deux pays. Les études d’outre-Atlantique avancent qu’aux Etats-Unis, le risque de cancer colorectal est augmenté de 29 % par la consommation de 100 grammes de viande par semaine et de 21 % par la consommation hebdomadaire de 50 grammes de charcuterie. Si l’on appliquait ces chiffres à un français qui consommerait quatre steaks et deux sandwiches au jambon par semaine, il aurait un risque augmenté de 332 % d’avoir un cancer du côlon ! Dans ce cas, tout le monde dans notre pays devrait avoir un cancer du côlon ! Or, on ne constate pas cela en France. Pourquoi ? Ces différences s’expliquent par le terroir et les modes de production. Lorsque nous faisons analyser le gras d’une viande américaine, 100 grammes de filet de bœuf contiennent 280 calories, contre 150 en France. De plus, en analysant la nature des acides gras, nous remarquons qu’ils sont totalement différents au Etats-Unis et en France. De même, le jambon n’est pas identique en France et aux Etats-Unis, où la quantité de vrai porc de qualité est bien moindre que chez nous et bien plus additionnée en éléments chimiques néfastes (conservateurs, exhausteurs de goûts, colorants, arômes). En clair, nos produits fabriqués avec raison par une agriculture raisonnable ; dès lors qu’ils sont consommés de façon équilibrés, ne peuvent pas nuire à notre santé.
La RVF : Mais alors, pourquoi aller si souvent chercher ailleurs, par exemple aux Etats-Unis, des réponses à nos questions alors que les modes de production et de consommation sont souvent très différentes ?
D. K. : En France, la médecine valorise l’acte curateur et pas assez la prévention. Chez nous, un bon médecin est celui qui guérit une maladie ; dans d’autres pays, c’est celui qui évite cette maladie. A méditer. Cela dit, pour avoir mis en lace le premier plan cancer, je suis heureux que, pour la première fois, de très importants crédits aient été débloqués pour développer enfin la recherche à grande échelle.
La RVF : Quelle valeur accordez-vous au vin ?
D. K. : N’oublions pas que le vin a permis à l’homme d’exister. Il a accompagné le développement humain. Pendant très longtemps, les gens n’avaient pas accès à l’eau potable. Grâce au vin, l’homme a pu accomplir un pas décisif pour améliorer son espérance de vie. La bonne santé des parents a fait chuter la mortalité infantile. Je remarque enfin que plus les sociétés se sont complexifiées, plus la culture du vin s’est développée. Le vin est à la fois cause et signe de civilisation.
La RVF : Avez-vous toujours été un grand amateur de vin ? Comment avez-vous découvert le plaisir du vin ?
D. K. : Pendant longtemps, je ne me suis pas du tout intéressé au vin. Mais il se trouve que j’ai soigné une figure du vignoble bourguignon, Jean Sangoy, le propriétaire du grand restaurant Les millésimes, à Gevrey-Chambertin. Nous sommes devenus de vrais amis. Après son décès, j’ai fait étape sur le chemin de mes vacances à Gevrey-Chambertin, nous étions en 1986 ou 1987. A table, Denis, le fils aîné de Jean Sangoy, m’apporte la très épaisse carte des vins à laquelle je ne prête alors pas attention, puisque je commande une bouteille d’eau. Au bord des larmes, il m’enjoint de choisir une bouteille. Je choisis une demi-bouteille de Bourgogne rouge. Denis reviendra de la cave avec un vin de 1934, l’année de naissance de l’épouse de son père. C’était un Clos des Lambrays. Un choc, un coup de foudre qui va changer ma vie.
* le vrai Régime anti-cancer , mai 2010, Editions Odile Jacob.